Empilage



Je l’ai dit, j’ai bouclé mes abeilles pour l’hiver. J’ai donc un peu plus de temps pour trainer au chat noir. Mais la nuit uniquement ! Ces jours-ci, aussi court soit-ils, j’ai encore un peu temps à consacrer à mes terrains. Très accidenté mes terrains. Les seuls secteurs de plats ne doivent leur douce (et relative !) horizontalité qu’aux murs de soutènement : des terrasses (les bancels du vocable local) construites aux fils des siècles par des générations d’hommes (et certainement de femmes). Un héritage en quelque sorte, qu’il faut entretenir et perpétuer.
C’est en grande partie ce qui fait qu’ici plus qu’ailleurs on ne se sent que de passage. Simple locataire d’une terre qui ne nous appartient pas. Même si quelques actes notariés affirment (très temporairement) le contraire. L’esprit de mes prédécesseurs hante encore tous ces murs, et me rappelle à quel point ces terres se moquent de tout esprit de propriété ! La lente usure des temps est là pour nous l’indiquer : sans entretien, avec le travail combiné de l’érosion et des sangliers, tout retourne à la à rivière. Question de patience et il ne reste à l’heureux propriétaire qu’un amas de terre mêlé de pierre totalement impropre à toute culture et à tout élevage ; sauf peut-être celui des lézards qui se complaisent particulièrement en ces ruines ; pas très nourrissant toute fois ! Donc quand le temps le permet (dans tout les sens du terme), je m’attelle à réfection d’ancien bancels ou à la création de nouveaux murs.



C’est un travail assez fastidieux, particulièrement parce que l’on sait que c’est une lutte perdue d’avance : il y trop à faire avec trop peu de main d’œuvre (rien que chez moi, il doit y avoir pas loin d’un kilomètre linéaire de murs, de hauteurs variables, pas tous debout, et quelques uns penchant du côté où ils vont tomber). Mais en soit ça reste un boulot passionnant. Peut être est-ce une rémanence de ma passion enfantine des Lego : le goût de l’empilement (et un empilement qui dure) ! Plus sérieusement, c’est le type même du travail valorisant : le résultat est visible et durable (du moins si l’on a correctement œuvré !). Concrètement, les gestes sont restés ancestraux puisqu’il s’agit de construction en pierre sèche (sans mortier). Le montage du mur consiste en un simple ajustement des pierres entre-elles. Simple non ! Les plus hauts murs ainsi bâtis à proximité de chez moi « culminent » à 4 m ! Avec un fruit (1) quasi nul et des escaliers intégrés. A mes yeux, de petites merveilles. En se baladant un peu, on découvre de nombreux petits aménagements différents, tous ayant leur utilité : voute pour laisser passer une source, contrefort pour consolider certaines constructions, agencement des escaliers pour optimiser la circulation…



Une petite part de l’histoire du lieu se laisse parfois dévoiler : ici c’est une brèche qui a été restaurée ; certains ensembles bâtis avec une grande homogénéité, prouvent une relative aisance lors de la mise en œuvre du projet ; ailleurs, les époques se chevauchent, les murs ont été rehaussés bien après leur première élévation, laissant voir désormais à mi hauteur les anciennes pierres de tête. En outre, le coup de main des anciens constructeurs reste visible, signature primitive et discrète qui trahit les talents d’illustres anonymes.

C’est donc là que réside une belle part de l’art des Cévennes. Un art au service direct de l’habitant et de ses besoins vitaux, mais qui pourtant, pierre après pierre, mur contre mur forme un pays et une œuvre unique.

1 : le fruit , c’est l’inclinaison que l’on donne au mur pour lui conférer une meilleur résistance à la poussée exercée par la terre qu’il retient.

Commentaires

Articles les plus consultés